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Repenser le genre et le temps pour une préservation des acquis du Mouvement Nappy

Dans l’entendement collectif, le Mouvement Nappy est plus une affaire de femmes que d’hommes, à quelques exceptions près. Les femmes sont (auto)encouragées à adopter des coiffures et pratiques naturelles sans qu’elles-mêmes ou l’entourage mesurent réellement le prix de ces injonctions. En effet, pendant mon parcours doctoral, j’ai été confrontée à des voix dissonantes, en parallèle au développement du Mouvement Nappy, des témoignages encore audibles, aujourd’hui. Par exemple, si financièrement cela semble un moindre mal, c’est qu’en comparaison à la charge mentale liée notamment à la quête effrénée de la longueur, du volume des cheveux ou au regard d’autrui ; l’économique peut sembler être un moindre mal. 

Plus important encore, la gestion multipolarisée du temps est un facteur suscitant moult remous dans les vécus esthétiques des femmes. Si nous considérons que certaines femmes assument le fait de porter leurs cheveux plutôt courts ou que d’autres disent ne pas aimer les routines capillaires, « voleuses » de temps, une résistance plus ou moins assumée est observable. D’autant qu’au milieu, il y a celles qui supportent « courageusement » les « sacrifices » cosmétique-esthétiques, selon une de mes enquêtées, au regard de son sentiment de satisfaction de son capital capillaire. J’y reviendrai. 

Du côté des hommes, ce n’est pas non plus si simple à y regarder de près. On célèbre souvent ces hommes alliés des naturalista. Tantôt des papas qui apprennent à coiffer leurs enfants, tantôt des partenaires qui aident à défaire les tresses. Parfois aussi, on s’insurge contre les ennemis du Mouvement, les mordus du cheveu lisse. 

Pourtant, hormis ceux qui, à titre professionnel sont clairement impliqués dans ce phénomène capillaire voire ce qui en vivent, notamment les lockseurs, les coiffeurs, les propriétaires de salon de coiffure et de produits cosmétiques et autres investisseurs considérant le cosmétique-esthétique comme une opportunité business, une certaine frange masculine est invisible. Ces hommes qui veulent à leur tour, célébrer leurs cheveux naturels et leurs barbes, à même leurs peaux et cuirs chevelus. Ceux-là rencontrent au mieux, une résistance teintée de moqueries ; au pire une incompréhension de leur entourage, voire des formes de discrimination variées. En définitive, il apparaît que dans la sphère masculine, le « bon naturalista » est celui qui existe par et pour le Mouvement Nappy sans qu’il soit nécessairement lui-même, une manifestation de celui-ci. Ainsi, la coupe courte ou le crâne rasé ont encore de beaux jours !

Dans cet article, je me penche sur ces contradictions basées sur le genre afin d’en saisir l’impact sur la pérennisation des acquis du Mouvement Nappy. 

Quels sens donner aux ressenti(ments) féminins ?

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De plus en plus difficiles à ignorer, des voix féminines expriment leurs sentiments mitigés sur ce cheveu « crépu ». Les stratégies diffèrent d’une femme à une autre. Il y a celles qui “redéfrisent” après avoir gardé leurs cheveux naturels quelques années et les autres qui multiplient les coiffures protectrices. Certaines encore adoptent les dreadlocks, dans une forme de négociation capillaire entre le naturel et le dénaturé chimiquement, etc. 

Comme les discours qui accompagnent ces mutations s’inscrivent dans les parcours féminins capillaires, ils peuvent être ponctuels ou permanents. Ils témoignent ainsi, d’une résignation, d’une fatigue, parfois d’un ras-le-bol. Puisque que je l’ai entendu durant mes enquêtes doctorales et que je continue d’en être témoin, j’en conclut que le problème n’est pas qu’au niveau de ces dernières. Même dans pareils cas, il se situe à mon humble avis, au niveau du manque ou de l’inadaptation d’outils cosmétiques-esthétiques.

Il est vrai que le Mouvement Nappy suppose des compétences foisonnantes. Celles-ci vont de l’entrepreuneuriat en produits cosmétiques à l’influence pour s’assurer de l’acceptation/utilisation de marques données en passant par la production de matières premières cosmétiques. Toutes ces fonctions s’affairent pour que la consommatrice soit en totale acceptation de son capital capillaire. Or, les industries issues du Mouvement Nappy, qu’elles soient continentales ou diasporiques, ont hérité du modèle de l’industrie cosmétique classique. Une industrie dont l’organisation permet aux femmes : 

  • D’aller au salon de coiffure et d’en ressortir maximum, deux heures après. La coiffure pouvant par exemple, être calée entre deux rendez-vous pour les femmes actives en entreprise ou entre deux tâches domestiques pour les femmes actives au foyer (en considérant que le ménage est une forme d’entreprise privée). 
  • De trouver « tous » leurs produits cosmétiques dans le salon qu’elles fréquentent ou dans les points de ventes, à proximité, sans qu’elles aient besoin d’aller dans « une boutique ethnique » pour celles qui sont dans le contexte diasporique. Sans oublier le fait de dépendre des importations de produits cosmétiques euraméricains, les gammes apportées sur le marché n’étant jamais les mêmes. 

Visiblement, ce modèle ne convient pas aux femmes noires, souvent réduites à faire leurs « wash-days » seules pendant le weekend ou les mamans qui alternent entre leurs enfants et leurs soins capillaires. Lorsqu’enfin, elles se coiffent pour changer de tête et de surcroît se reposer, la réalisation de la coiffure protectrice ne  pas malgré tout des heures passées assises. 

Pour abonder dans le sens de la sociologue martiniquaise Sméralda et autrice de l’ouvrage « peau noire, cheveu crépu : histoire d’une aliénation (2014) », dont la réflexion se fonde sur la condition féminine noire américaine esclavagée, les femmes africaines ont perdu leur temps culturel cosmétique-esthétique en intériorisant un modèle cosmétique-esthétique eurocentré, devenu ensuite un temps productif cosmétique-esthétique (au sens capitaliste). Dans ce sens, un moment initialement consacré aux arts capillaires, comme un salon de coiffure à domicile, où les femmes se coiffent entre elles en socialisant entre elles a été remplacé par une dépersonnalisation des pratiques. 

De même, l’égypto-anthropologue anglaise Ashton, dans son ouvrage « 6000 thousands of african comb (2013) » basé sur ses recherches traitant de l’Egypte Antique parle de séances de coiffure où l’artiste capillaire, se rendant dans les familles souvent aisées est soigneusement choisi.e pour la réalisation de coiffures des divers membres de la famille. Même dans les familles moins nanties, poursuit-elle, se coiffer reste un temps de partages culturels multiples (sur l’histoire de sa communauté, une transmission intergénérationnelle, fabrication de produit artisanaux dont cosmétique-esthétiques, une oreille attentive à qui veut se confier, etc.). 

A lire aussi : L’art du tressage et le Mouvement Nappy : Prémices d’une cohabitation nécessaire

Toutefois, bien qu’aujourd’hui se coiffer soit une transaction comme une autre, ces éléments du temps culturel persistent, telle une combinaison entre les deux temps cosmétique-esthétiques, le culturel et le productif. Le premier temps culturel cosmétique-esthétique est effectivement,  une combinaison de pratiques culturelles qui soutiennent les pratiques cosmétique-esthétiques domestiques (Kwizera 2022). Cela signifie que les séances de tressage réalisées à domicile sont facilitées par le fait que notre enquêtée sénégalaise, maman de deux filles et salariée, est soutenue par son entourage féminin telles que sa mère, sa nounou ainsi que sa cuisinière. 

Le second temps cosmétique-esthétique productif, est, quant à lui, mesurable financièrement ou matériellement (Kwizera 2022). Comme l’a dit la fameuse enquêtée dakaroise, elle doit jongler entre son rôle de maman et son  travail à l’extérieur du foyer pour se consacrer à ses propres routines capillaires. Elle considère donc, que « lorsque tous ses enfants seront autonomes, elle redeviendra pleinement naturelle. En fait, elle ne défrise pas pour avoir les cheveux lisses mais pour avoir été nappy, elle sait que ça prend du temps. Elle explique ne pas défriser même souvent, puisqu’après elle se tresse ou se fait tresser des mini tresses à trois brins sans rajouts ou des nattes collées, par ses deux soutiens domestiques ». L’organisation domestique-esthétique est bien ficelée car elle « change ses coiffures en spécifiant que « pour l’instant, elle préfère se consacrer à l’éducation cosmétique-esthétique de ses filles, leur inculquer l’amour de leurs cheveux, qu’elles sachent s’en occuper à mesure qu’elles grandissent pour qu’elles ne soient pas tentées de les défriser ».

En somme, les hommes comme les femmes ont besoin d’une boîte à outils, laquelle les accompagnerait dans leurs (re)découvertes capillaires. 

Une révolution capillaire masculine est-elle nécessaire ?

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Allen Iverson

Dans la continuité de la section précédente dédiée aux émotions des femmes sur leurs parcours capillaires, les hommes semblent être aussi dans le même cas. Sauf qu’à eux, il ne leur est pas vraiment permis de « se concevoir » et « se vivre » comme un être capillaire. Si pour les besoins de la thèse, j’ai principalement travaillé sur les parcours féminins, j’avais constaté que la constante la plus visible du Mouvement Nappy était majoritairement féminine. Cela n’empêche pas d’être régulièrement interpellée par des hommes qui s’interrogent,  comme nombre de femmes se sont questionnées, avant de se lancer dans l’aventure capillaire. Aussi, à partir de mon constat personnel, les niveaux privé et public expriment le plafond de verre capillaire (si je peux le dire ainsi) auquel les hommes font face : 

  • En public, particulièrement le domaine professionnel : Les hommes exerçant des métiers dits sérieux comme les juristes, les médecins, les politiciens, les banquiers, etc. portent rarement des cheveux longs (le légendaire afro), les dreadlocks ou les tresses. Au contraire, le monde artistique semble accepter ce genre de coiffures.  Malgré tout, ce n’est pas sans peine que ces hommes arborent leurs coiffures, à moins de suivre la mode comme l’artiste tanzanien Diamond Platnumz dont on dirait la tendance capillaire varie d’un clip à un autre.  

La preuve en est que les exemples de ces trajectoires sont facilement perceptibles dans des contextes diasporiques (L’ancien basketteur Allen Iverson, l’ancien joueur de football américain, les chanteuses India Arie et Lauryn  Hill, Kapernick que continentaux (Tiken Jah Facoly, Alpha Blondy) ; d’autres. L’autre exemple concerne la coupe rasée. Rarement représentée dans l’industrie du divertissement (la musique, le cinéma et la mode) quelques célébrités la mettent à l’honneur, notamment la chanteuse Angélique Kidjo ou l’actrice Lupita Nyong’O. Elles contribuent à vulgariser cette coiffure, souvent cantonnée dans un univers fictionnel, à  l’exemple du film Black Panther. Dans ce film, des personnages militaires féminins (Dora Milaje) en charge de la protection du héros ont des coiffures partiellement ou totalement rasées, exposant par la même occasion, des têtes décorées.

  • En privé, souvent en interactions familiales, on fait comprendre au jeune homme que sa coiffure est un obstacle à son insertion professionnelle ou qu’il incarne potentiellement l’image d’une personne peu recommandable. Etrangement, l’âge qui serait un avantage pour celui-ci car il semble que la société le laisse (s’)explorer, peut parfois constituer un obstacle au moment de la maturité. 

Outre mon constat personnel, des échanges avec certains hommes ont achevé de me convaincre de l’existence de ce vide cosmétique-esthétique à leur égard. Il existe certes, de plus en plus de gammes qui ciblent leurs besoins mais d’une part, plusieurs d’entre elles sont peu distribuées en Afrique ou ne sont simplement pas africaines. De plus, il reste à construire un environnement bienveillant pour ceux qui veulent s’exprimer différemment en matière d’image. 

Le paradoxe est que dans le cas d’une femme, l’homme peut être un obstacle dans son épanouissement cosmétique-esthétique si leurs préférences/valeurs socio-esthétiques divergent. Par exemple, un homme qui préfère les coiffures lisses artificielles comme les perruques ou tissages, compliquera la pleine acceptation de son apparence capillaire de cette dernière. En ce qui concerne l’homme, son privilège masculin ne le protégera pas des injonctions en matière de beauté. Cela signifie simplement qu’au sein du Mouvement Nappy, enracinées dans des sociétés patriarcales, certaines formes de masculinité et de féminité ne sont pas admises. Pourtant, dans les sociétés africaines anciennes, un temps culturel cosmétique-esthétique inclusif était non seulement généralisé mais donnait lieu à des innovations cosmétique-esthétiques. 

Ne serait-il pas plus judicieux d’incorporer ces traits culturels d’antan pour créer une industrie cosmétique-esthétique, à la faveur de la pluralité individuelle ?

Une industrie cosmétique-esthétique favorable aux logiques temporelles et inclusives africaines ancestrales

Art du tressage et mouvement nappy
Art du tressage et mouvement nappy

Les anciennes communautés traditionnelles avaient réussi à dégager les points importants pour une gestion cosmétique-esthétique communautaire, puisque ce genre de prise en charge capillaire impliquait les membres de la communauté dans leur globalité. Le levier individuel de cette démarche était également pensé de sorte que les constructions socio-esthétiques individuelles, au travers de socialisations socio-esthétiques ; familiales et communautaires ne contribuent pas au texturisme ou au colorisme. La peau était effectivement soignée, en résonance avec des ancrages cosmétique-esthétiques endogènes, où la notion de beauté n’avait pas le monopole, en terme de valeurs positives.

Par conséquent, postulant qu’il faut intégrer ces valeurs ancestrales en les adaptant aux enjeux sociétaux contemporains, je propose d’élargir ce que j’ai nommé « oasis cosmétique-esthétiques ». Ce sont des salons de coiffure, des entreprises de produits cosmétiques et des personnes évoluant dans ces univers rivalisant de créativité pour proposer des produits et services, censés libérer les hommes et les femmes des contraintes capillaires. Inclusives, ces innovations tiennent compte en outre des personnes pourvoyeuses de matières premières cosmétiques. Après tout, le Mouvement Nappy n’est pas réservé uniquement à un certain type féminin ou groupe. 

En outre, certaines citations illustrent mon propos. D’abord, Michelle N., entrepreneure kenyane cosmétique-esthétique, selon qui, avoir une ligne de produits cosmétique a permis aux gens d’adopter les cheveux naturels parce qu’avant, ce n’était pas la norme : « Long way, Natural hair was not a thing. Having a care line allows people to go in” (Kwizera 2022, p.356). S’ensuit Carine, propriétaire d’un salon de coiffure à Bujumbura qui s’est fixée pour mission de vulgariser les informations cosmétique-esthétiques, à travers tout le pays, le Burundi. D’autres propriétaires et gérantes dakaroises de salons de coiffure préconisent de démocratiser les coiffures traditionnelles, ce qui, à leur sens boostera, une industrie cosmétique-esthétique fondée sur des savoirs communautairement ancrés. Il s’agit selon elles,  de la seule condition, pour qu’une économie africaine locale dans le domaine se développe et se pérennise. Ce qui en soit, contribuerait à renforcer certains corps de métiers (le/la tresseur.e) et en créer d’autres à travers le continent : le perruquier, l’accessoiriste ou fabricant d’accessoires décoratifs capillaires, le coloriste, etc. Un autre exemple apparu grâce au Mouvement Nappy est  l’évènementiel cosmétique-esthétique qui a émergé pour faire connaître les innovations tant anglophones que francophones, à l’exemple d’African Hair Summit au Nigéria ou de l’African Beauty Forum au Sénégal. 

En conclusion, l’engouement du Mouvement Nappy passé, il persiste des attentes et besoins, à la fois féminine et masculine. Il faut en tenir compte dans l’optique de préserver les apports de ce phénomène capillaire qu’en définitive, incarnent une certaine normalité.

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