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L’art du tressage et le Mouvement Nappy : Prémices d’une cohabitation nécessaire

Originaire du Burundi, un pays où les femmes ne se tressent pas, j’ai très tôt, expérimenté la complexité et la pluralité de l’art du tressage. Au Burundi, les dreadlocks durant l’enfance et le rasage de la tête dès la puberté et l’âge adulte constituent les principales variantes capillaires. A ce sujet, des coiffures sculpturales appelées « Amasunzu » sont réalisées en taillant des formes géométriques dans les cheveux. Pratiquée au Rwanda également, cette coiffure a été popularisée par l’actrice kenyane Lupita Nyong’O dont la coiffure tressée reprenait le design d’Amasunzu. Néanmoins, depuis la colonisation, les femmes burundaises laissent pousser leurs cheveux naturels qu’elles gardent généralement courts. Malgré le poids de la culture du défrisage, ce modèle perdure encore aujourd’hui.  Quant à moi, je peinais à obtenir une coiffure décente sans recourir à des tresses et je suis de celles qui ont appris à se coiffer grâce à Youtube. Concernant l’art du tressage qui varie selon les terroirs africains, j’affirme qu’il a bénéficié de l’apparition du Mouvement Nappy, lequel s’est alors diffusé à travers les pratiques de cet art.  

Coiffure Amasunzu du Burundi

Le rôle de l’art du tressage dans la diffusion des valeurs nappy

Les coiffures afros dites « protectrices » se distinguent et indiquent une interdépendance entre le Mouvement Nappy et l’art du tressage. Leur dimension protectrice s’explique par le fait que leur port préserve les cheveux d’entremêlements éventuels ou de manipulations fréquentes. 

Aussi, deux modèles sont fréquemment tressés : les twists, des tresses à deux brins ou les braids, des tresses à trois brins. Ces coiffures jouent en outre, deux rôles. Dans un premier, les « coiffures tressées-outils »  portées « à la maison » en tant qu’étapes incorporées dans les routines hebdomadaires ou journalières. 

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Art du tressage et mouvement nappy

Dans ce sens, trois exemples de cette coiffure peuvent coexister dans une routine : les femmes qui se tressent le soir en prévision de la coiffure du lendemain, d’autres se tressent au moment du shampoing pour éviter le rétrécissement des cheveux (shrinkage) qui provoque leur casse. Certaines l’utilisent comme un « entre-deux » d’une coiffure à une autre : l’ancienne à changer et la nouvelle à faire. C’est, d’ailleurs, à partir de ces coiffures que sont réalisées le twist out ou le braid out. En second lieu, les « coiffures tressées-abouties », dignes d’être exposées  « à l’extérieur » rivalisent de technicité et de créativité. 

Le Mouvement Nappy, espace de renouveau de l’art du tressage 

Hormis cette pratique personnelle de l’art du tressage, trois éléments rendent compte de l’apport du Mouvement Nappy dans son renouvellement :

Ce mouvement a révélé l’art du tressage à celles qui comme moi, ne l’avaient jamais ou rarement pratiqué elles-mêmes :

Initialement limitées à se faire tresser dans les salons de coiffure ou à domicile par des coiffeuses certifiées, les femmes apprennent à s’écouter et à mieux connaître leurs besoins capillaires. Par exemple, celles dont le cuir chevelu est sensible préfèreront se tresser elles-mêmes tant qu’elles n’ont pas trouvé une coiffeuse « empathique » qui ne tire pas pendant qu’elle tresse. 

Art du tressage et mouvement nappy
Art du tressage et mouvement nappy

Le mouvement Nappy a rendu visible les connaisseuses de cet art qui avaient peu ou pas d’opportunités de vivre de leurs talents :

Leur renouveau professionnel, encore inexistant à cause de la culture du défrisage, est possible suite à la nouvelle appréciation du cheveu naturel. Malgré une rareté de salons spécialisés, l’information devient disponible sur les réseaux sociaux ou dans les médias spécialisés. 

Ce mouvement a revalorisé les patrimoines africains, porteurs des variantes de cet art :

Mises en lumière par ce phénomène capillaire, les tresseuses professionnelles ou anonymes deviennent des ambassadrices d’une culture africaine du tressage issue d’une transmission  familiale ou communautaire. On parlera plutôt des « matrimoines culturels » puisqu’il existe plus de tresseuses que de tresseurs. De plus, certains modèles de tresses portent même le nom de communautés tresseuses qui les font, à savoir les Fulani Braids, un modèle attribué à des communautés peulh présentes dans la bande sahélienne (Sénégal, Mali, Niger, Burkina Faso, Tchad).

Art du tressage et mouvement nappy
Art du tressage et mouvement nappy

Ce mouvement Nappy est à l’origine de renouvellement de compétences pour les professionnelles et l’acquisition nouvelle des connaissances pour les clientes :

La culture du défrisage n’a pas vraiment mis l’accent sur les soins capillaires, comme les masques ou les bains d’huiles. L’application d’une substance chimique devrait impliquer un réflexe automatique : celui de réparer la fibre capillaire altérée chimiquement. Or, l’attention est plus portée à la réalisation des coiffures. Cela s’explique en partie par la cherté des prestations de salon de coiffure qui possède le matériel et les produits cosmétiques, les deux étant souvent importés. Pourtant, le Mouvement Nappy a responsabilisé les femmes qui, en apprenant à se tresser, ont une meilleure visibilité sur la nature de leurs cheveux et leurs besoins. Une connaissance qui guidera leurs achats cosmétiques et leur fréquence au salon de coiffure. 

Art du tressage et mouvement nappy
Art du tressage et mouvement nappy

De même, à voir la profusion de produits de soin tels que les masques, les démêlants, parallèlement à un discours basé sur le conseil capillaire, il y a fort à parier que ce Mouvement a permis aux professionnels, les entreprises cosmétiques comme les artistes capillaires de mieux comprendre la nécessité d’incorporer des étapes de soin dans les prestations et produits proposés.  

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C’est en cela que l’art du tressage est un savoir-faire spécifique et un savoir multiple à la fois. Étant lui-même, une variante de soins, toutes les étapes de réalisation et d’entretien d’une coiffure tressée y sont importantes. Puisqu’au moment de tresser, il faut s’assurer de la bonne santé du cheveu, la durée de la coiffure bénéficiera de la même attention. Cela suppose donc, un choix de coiffure dont la durée n’endommage pas les longueurs tout en facilitant l’accès au cuir chevelu. 

  •  (Se) tresser … pour socialiser

Au fil de mon enquête sociologique menée dans les capitales africaines, j’ai constaté une pratique régulière de l’art du tressage, même dans des salons de coiffure qui ne s’inscrivent pas dans le Mouvement Nappy. 

Dans ce domaine, les pratiques publiques et privées de cet art sont des formes de socialisation cosmétique-esthétiques. Ainsi, le sociologue français Emile Durkheim définit la socialisation comme un processus par lequel  l’individu adopte les normes et valeurs de la communauté à laquelle il appartient

Art du tressage et mouvement nappy

D’autres penseurs parlent de socialisation primaire si les valeurs cosmétique-esthétiques proviennent de la famille et secondaire, si l’appréciation des tresses dépend des autres relations sociales dudit individu : amicales ou professionnelles. Toutes les femmes nappy reflètent donc, la réussite de ces deux formes de socialisation dans la mesure où le rayonnement du Mouvement Nappy résulte de l’appropriation féminine de ses valeurs énoncées ci-haut.

Pour ma part, c’est dans la  ville de Dakar que j’ai observé toutes ces formes de socialisation, la plupart de mes enquêtes ayant eu lieu pendant les séances de tressage. Par exemple, lorsqu’une de mes enquêtées me tressait ou lorsque j’ai assisté à des séances de tressage de fillettes tressées par les femmes présentes à la maison. Un autre entretien collectif s’est déroulé cette fois-ci, pendant que ces mêmes femmes se tressaient entre elles. L’autre niveau de socialisation cosmétique-esthétique a été constaté pendant une collecte de données dans un des rares salons de coiffure dédié aux cheveux naturels. 

Malgré ce renouveau de l’art tressage grâce au Mouvement Nappy et la pérennisation de ce phénomène capillaire assurée par cet art, les défis ne manquent pas. 

Les obstacles actuels à un développement socio-économique des formes traditionnelles de l’art du tressage

Partant de l’idée qu’en fonction de la nature de la socialisation, ses formes peuvent comporter, à la fois des évolutions, des limites voire des dérives. En voici quelques exemples :

Les limites des réseaux sociaux :

Malgré l’importance du numérique dans l’accessibilité aux informations cosmétiques-esthétiques, il n’en demeure pas moins qu’une partie des connaissances traditionnelles sur l’art du tressage restent peu connues ! En effet ce mode de vulgarisation n’inclut pas assez les personnes pratiquant cet art selon les techniques ancestrales, parce qu’elles ne sont pas sollicitées par les plateformes en charge de diffusion, ou simplement parce que ces artistes ne sont peu ou pas connectées. 

Les mutations de la culture de l’art du tressage : 

L’autre aspect est le partage de coiffures pour enfants, dont des vidéos de pères de plus en plus impliqués dans l’éducation capillaire de leur progéniture. Cette forme de socialisation, à la fois primaire (du parent à l’enfant) et secondaire (les discussions inter-féminines), aboutissant certes, à une meilleure acceptation de ses cheveux chez l’enfant et l’adulte, ne facilite pas une connaissance des patrimoines familiaux relatifs à cet art. Ce constat permet d’identifier la culture en deux phases : la phase ancestrale et la phase moderne. 

La première concerne les anciens peuples africains dont les descendants actuels perpétuent les savoirs et savoir-faire. A propos de l’héritage ancestral pratiqué dans les sociétés modernes, l’égypto-anthropologue Ashton précise dans son livre 2000 years of African Comb (2013) que les coiffures comme les twists, les dreadlocks, les knots (de bantou knots) étaient populaires dans ces anciennes sociétés. Hier comme aujourd’hui, la diversité des compétences liées à l’art du tressage reste  importante : le.la producteur.trice de matières premières cosmétiques alliant les huiles, les plantes ; l’univers du.de la cosmétologue en charge de la fabrication de produits cosmétiques ; les métiers d’accessoiriste pour la décoration des coiffures tressées ; de perruquier.ière si la perruque est tressée, partiellement ou totalement, de fabricant.e de cheveux d’appoints si la coiffure tressée nécessite une rallonge. 

Ces deux métiers faisaient la part belle aux fibres végétales contrairement aux fibres synthétiques populaires de nos jours. Ashton conclut en expliquant que l’art du tressage, au-delà d’être une coquetterie, jouait un rôle social. Le plus connu actuellement étant la reconnaissance du statut social d’une personne en observant sa coiffure. 

Parallèlement, la sociologue Sméralda observe que l’entretien des cheveux naturels est une activité incontournable dans les cultures subsahariennes, et que le caractère élaboré des coiffures s’explique par le fait que « les Africains étaient des maîtres sculpteurs en plus d’être des maîtres coiffeurs » (Peau Noire, Cheveu Crépu, 2014). Auparavant, l’art du tressage était un indicateur des modes de pensée et de vie parce qu’il répondait à certains codes. Par exemple, une jeune fille ne portait pas, par choix personnel ou pour suivre la mode, une coiffure tressée habituellement réservée aux mamans ou aux grand-mères de la communauté. 

Art du tressage et mouvement nappy
Art du tressage et mouvement nappy

Dans la phase actuelle, cet art répond à d’autres lois, principalement économiques. Le respect de ces règles communautaires en matière capillaire, les sujets de santé ou d’écologie ne sont pas abordés en dépit des maladies causées par une présence importante de produits chimiques et de matières nocives pour l’environnement, à l’image du plastique. 

Un autre fait occulté par rapport à l’art du tressage est la préservation au patrimoine immatériel de l’Unesco. Dans la mesure où ses pratiques sont régulièrement récupérées par les industries du divertissement, la reconnaissance symbolique et financière des ces savoirs africains est nécessaire. Évidemment, la part la plus importante étant occidentale, arrêtons-nous au cinéma. 

Depuis l’avènement du film Black Panther qui a puisé dans l’ensemble des patrimoines africains, d’autres productions hollywoodiennes ont suivi. Dans certaines scènes du film The Woman King, les actrices jouant les personnages des Agojie, la garde féminine du roi du Dahomey portent des tresses. Dans le film-documentaire de Netflix sur les reines africaines, l’actrice jouant la Reine Njhinga porte également des coiffures  tressées. Ce qui montre là, le rôle socialisant et social tantôt prestigieux incarné par l’art du tressage. Un souvenir vibrant dans les diasporas noires, d’après le générique de la série noire américaine Our Kinda Of People qui rappelle ces perceptions sur l’art du tressage dans les sociétés ancestrales africaines. 

La musique n’est pas en reste. Souvenez-vous des tresses blondes de Beyoncé dans son album Lemonade ou du clip “Don’t touch my hair, de sa sœur Solange dont la chanson au contenu militant célèbre les arts capillaires africains et noirs américains. Je constate, là, une survivance de l’art du tressage « africain » malgré des ramifications du fait de la traite négrière puisque les sœurs Knowles nous présentent une idée de ce qu’elles se font de l’art du tressage. 

Par conséquent, peut-on dire que les racines du Mouvement Nappy sont africaines malgré son apparition américaine première ? La documentation sur l’art du tressage et survivances diasporiques permettrait de répondre à cette question. Tandis que sur le continent africain, nombre de films à l’image des productions nollywodiennes continuent de dépeindre des personnages féminins avec des tissages, des perruques lisses. 

Pour finir sur une note optimiste, voir des icônes culturelles telles la chanteuse Yemi Alade, l’actrice Lupita Nyong’O et l’écrivaine Chimamanda Ngozi Adichie porter les coiffures tressées ou d’en faire la promotion dans leurs discours est encourageant. 

 

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