Un des bons souvenirs de mon parcours doctoral est la découverte d’ingéniosités cosmétiques et esthétiques, certaines parfois insoupçonnées. Suite à ces découvertes, une de mes questions principales a très tôt été l’absence réelle ou présumée de l’Afrique dans ce grand débat cosmétique qui passionnait. C’est encore le cas dans les mondes noirs. Cet article apportera quelques éléments de réponse à ce questionnement. En effet, je n’ai pas la prétention de connaître les cultures et les tendances esthétiques de tout un continent. D’après les résultats de mes recherches en Afrique, notamment au Kenya, au Sénégal et au Burundi et grâce aux échanges avec les femmes originaires de part et d’autre de l’Afrique Subsaharienne, j’ai conclu que les dynamiques socio-esthétiques influencent les modes de consommation et d’entrepreneuriat cosmétique.
Par socio-esthétique, j’entends les « perceptions sociétales » de la beauté, pouvant se traduire par les trois axes suivants :
- Le colorisme qui consiste à hiérarchiser les carnations de peau ;
- Le texturisme, classificateur des textures ;
- Le featurisme, qui fait l’apologie des traits du visage fin.
Le dernier point, rarement évoqué, se manifeste par le succès du contouring, un ensemble de procédés de modification des traits du visage comme l’affinement du nez, le raccourcissement du front ou l’accentuation des pommettes, etc. Malheureusement, les femmes soumises au regard de la société et de leur entourage, rivalisent de créativité pour correspondre à ces idéaux de beauté divers. Même si je comprends l’inventivité qui sous-tend ces pratiques cosmétiques-esthétiques, celle-ci est préoccupante. En effet, elle contribue à transformer les apparences capillaires, épidermiques et faciales. Par ailleurs, la célébration de la beauté capillaire féminine noire impulsée par le Mouvement Nappy a également, mis en évidence ce besoin de transformation ou de nouveauté des femmes.
En écho à la sociologue M.Hunter, la chercheure ghanéenne en études noires américaines (african american studies), Yaba Blay (2009) note qu’au « Ghana, au Kenya, en Tanzanie, au Sénégal, au Mali, en Afrique Du Sud et au Nigeria, ce sont les femmes instruites et citadines, plus souvent exposées aux modèles de beauté eurocentrés qui sont sujettes à ces modifications cosmétiques-esthétiques ». Contrairement, à celles du milieu rural, rarement en contact avec ce type d’influences. Ce qui ne signifie pas que ces pratiques sont inexistantes dans le monde rural. Et d’ailleurs, certaines formes de transformation capillaire ou épidermique sont plutôt des conséquences d’une mauvaise ou insuffisante connaissance médicale. C’est le cas des femmes portant des perruques bien que souffrant d’alopécie suite à des maladies graves ou d’autres, dépigmentées pour unifier leur peau acnéique.
Un état des lieux de l’entrepreneuriat cosmétique du continent
Lors de mes séjours de terrain en Afrique, regarder les étalages de produits cosmétiques et d’accessoires capillaires est l’un de mes passe-temps préférés. Une simple observation permet de connaître les origines de tel ou tel produit. Le fait que la plupart soient importés porte à croire à l’étouffement de l’industrie cosmétique africaine. En effet, elle peine à émerger, malgré certaines exceptions.
Certaines entreprises qui apparaissent survivent en adoptant les normes de production et de commercialisation des enseignes internationales. Ce qui n’est pas mauvais en soi, mais qu’en est-il de la valorisation des terroirs et savoirs cosmétique-esthétiques locaux ? À ce sujet, en se basant sur le Rapport de Setalmaa réalisé en 2020 sur le marché de la beauté et des cosmétiques en Afrique Francophone subsaharienne, lequel déchiffrait les particularités et les opportunités, chiffres à l’appui, l’univers cosmétique africain semble attractif. L’Afrique francophone y est dépeinte comme un environnement prometteur, au regard des pays comme le Sénégal, la Côte d’Ivoire et le Cameroun. Sauf que dans ces pays, les entreprises étrangères sont plus nombreuses. Particulièrement dans les domaines du maquillage et des soins de la peau, sans oublier la parfumerie et l’onglerie.
Le dynamisme des innovations cosmétiques locales s’observe quant à lui, dans la popularisation des produits naturels capillaires à base de matières premières locales. Un essor rendu possible par l’avènement du Mouvement Nappy sur le continent.
Puisque le rapport de Setalmaa identifie que « plus l’emballage d’un produit est beau, plus la consommatrice africaine s’y intéressera (p.38), à l’heure où l’utilisation d’emballages suscite des débats écologiques intéressants, l’entrepreneuriat cosmétique en Afrique devra à la fois, répondre à la demande cosmétique-esthétique continentale, tout en offrant un cadre de dialogue pour répondre aux débats écologiques ou sanitaires soulevés par l’objet cosmétique. La promotion des matières premières cosmétiques pourrait en constituer un des moyens, si on considère les conclusions dudit rapport selon lesquelles les pays tels que le Burkina Faso, le Madagascar et le Mali regorgent de “ matières premières de qualité ” (p.14). Dans cette veine, j’ajouterai d’autres pays : le Tchad, en témoigne la découverte récente de la poudre de Tchébé, laquelle a abouti à des créations de marques cosmétiques ou le Bénin, un pays où les produits cosmétiques peu ou pas transformés sont particulièrement appréciés.
Dans la partie anglophone du continent, à l’exemple de la ville de Nairobi, la popularité des dreadlocks conduit à une préférence des ingrédients naturels comme les gels à base d’aloe vera ou de graines de lin, le miel et les huiles végétales. C’est ainsi que l’attachement de la clientèle aux ingrédients naturels cohabite avec l’émergence d’entreprises, elles-mêmes attachées à l’utilisation de matières premières saines.
Au niveau des consommatrices, en se basant toujours sur le rapport de Setalmaa, « la minorité visible » composée de femmes celles instruites, qu’elles soient locales ou en cours de (ré) installation dans le pays d’origine (les Repats), est plus exigeante en matière cosmétique. La « majorité invisible », l’autre branche de la clientèle subsaharienne s’avère être à la fois peu éduquée et connaissant une certaine précarité même si elle apprécie également les produits cosmétiques. Dans les deux cas, la préférence consiste en l’achat « des produits de soin de la peau et du maquillage auprès des marques internationales et le recours aux marques africaines pour l’achat de produits capillaires » (p. 28).
Fort de ce constat, comment développer les formes d’entrepreneuriat cosmétique continental de manière à positionner l’industrie cosmétique-esthétique africaine sur l’échiquier mondial, tout en préservant la richesse artisanale, le savoir-faire traditionnel et la symbolique culturelle plurielle du continent ?
Une approche anthropologique pour une réappropriation « africaine » des dynamiques de la beauté
En énonçant l’idée de l’indigénisation de la beauté en Afrique durant la colonisation, j’invoque l’article « l’Afrique et la question de la Blackness : exemple du Ghana » de l’anthropologue haïtienne J.Pierre. Du fait qu’en Afrique la dimension raciale est supplantée par des appartenances de classe et de clan (ou ethnie), L’« indigène » était à la fois ethnicisé (tribalisé) et racialisé en tant que noir et inférieur » (p.87) tandis que « l’Européen était donc racialisé en tant que blanc et supérieur. Elle ajoute en outre, « qu’un apartheid racial et culturel mis en œuvre dans les sphères sociales, politiques et juridiques, séparant ces « indigènes » nouvellement créés des Européens (blancs), est complexifié par l’apparition des « Africains Européanisés ». Un groupe social que J.Pierre décrit comme une classe « d’éduquées d’élites africaines ». C’est à cette frange de la société qu’appartient la minorité visible, décrite ci-haut qui manifeste des attentes cosmétique-esthétiques pointues.
Cette symbolique associée à la « figure d’indigène » a biaisé, à mon sens, les pratiques cosmétique-esthétiques africaines. Divers exemples illustrent mon propos. Rappelons l’apparition subsaharienne du défrisage, quelques décennies après les mouvements africains d’indépendance, phénomène noir américain aux racines esclavagistes. Aujourd’hui encore, loin de disparaître, il contribue à l’invisibilisation des modèles de beauté africains fondés par exemple, sur l’art du tressage, au même titre que la culture d’appréciation des cheveux d’appoint, les perruques et les tissages, des produits souvent importés. A ce niveau, puisqu’il est admis que les sociétés traditionnelles avaient la même appétence pour ce genre d’artifices (Ashton, 2013) et qu’elle est récurrente dans les sociétés actuelles en considérant les importations du « human hair », l’ingénierie consisterait à procéder à la transformation de matières premières y appropriées étant donné que les artisanats d’époque utilisaient des fibres végétales disponibles dans leur environnement naturel.
Ce genre de procédé déploie l’entrepreneuriat cosmétique sous différents niveaux, faisant intervenir plusieurs domaines artisanaux, à savoir la perruquerie, la fabrication d’accessoires coiffants (peignes, plumes, fleurs, etc.) et décoratifs (peignes, épingles à cheveux, perles, etc.), et évidemment la coiffure, elle-même actuellement conçue dans une logique mondialisée. Par exemple, aujourd’hui, le peu de transmission du savoir dans ce domaine parce qu’il n’existe pas encore de cadres de formation, se borne à la réalisation de coiffures et de techniques introduites au fil du temps dans les sociétés modernes africaines, à l’image du défrisage : le brushing, la coloration chimique et permanente, pour ne citer que ces transformations-là.
Même au sein du Mouvement Nappy, la mise en concurrence des textures tend à valoriser un modèle eurocentrique, en l’occurrence lisse ou bouclé. Le témoignage du photographe nigérian J.D. Okhai Ojeikere illustre mon propos. Ce dernier, stipulant que « les coiffeuses sont des artistes et que leurs coiffures, des sculptures », il décrit les « coiffures comme des pratiques d’embellissement, pas spécifiques au Nigéria » car « on les retrouve dans toute l’Afrique de l’Ouest et sans doute, partout sur le continent ». Par conséquent, il déplore les premiers effets de l’occidentalisation de la société nigériane, ce qui l’encouragea, entre 1968 et 1975, à produire une série de photos « du quotidien » et d’autres « plus cérémonielles », une collection qu’il nomma « Hairstyles ».
S’agissant des matières premières cosmétiques, l’exemple du Beurre Karité, cet or végétal incarne, à lui seul, les co-dépendances au sein de l’industrie cosmétique mondiale. Au gré de mes ballades dans les épiceries bio et autres enseignes de produits cosmétiques en France, les variétés du beurre de Karité démontrent sa popularité. Il est ainsi vendu transformé en chantilly de karité et est une matière première cosmétique, indispensable aussi bien pour l’entrepreneuriat cosmétique en Afrique et à l’international avec des laits corporels et capillaires.
Paradoxalement, on le décrit aussi comme un produit allergisant ou noircissant mais, cela n’empêche pas qu’il soit le roi des étalages. Cet exemple met en exergue, dans un premier temps, la nécessité de préserver les terroirs d’origine de ce beurre végétal disséminé en Afrique centrale (le Cameroun et la Centrafrique) et à l’Ouest (le Mali, le Bénin, le Sénégal, le Burkina Faso, le Ghana, etc.). Tout en tenant compte de l’enjeu climatique sur la disponibilité des matières premières cosmétiques, les exploitations de ce produit doivent assurer des retombées socio-économiques, à la fois pour le pays exportateur et les communautés féminines productrices.
Ensuite, il s’agit de réformer les artisanats cosmétiques-esthétiques africains d’antan pour qu’ils renaissent de leur stigmatisation coloniale. En particulier, du fait de se cantonner au rôle de fournisseur de matière première, en incapacité de produire sur place des « produits finis » directement consommables sur le continent ou pour l’exportation. En d’autres termes, ces artisanats doivent désormais être en mesure de répondre aux exigences actuelles, dans un contexte de mondialisation, pour révolutionner l’entrepreneuriat cosmétique sur le continent. L’une de ces exigences met en scène une consommatrice résidant en dehors du continent. Elle s’attend en un clic à recevoir son pot de beurre de karité. Elle ne désire pas connaître, ni s’intéresser aux effets de son achat sur la productrice de ce produit, la même qui dépend de l’intermédiaire pour acheminer le produit.
En ce qui concerne le vocabulaire sur la beauté, il est pertinent de redéfinir la terminologie en partant des langues africaines. A partir du kirundi, ma langue maternelle, j’ai essayé de traduire les mots français « beau» et « mauvais» ou anglais « good » et « bad » hair, en vain. Leurs substitutions qui se rapprochent le plus n’ont pas de connotations péjoratives. Je me suis demandée si pareilles situations étaient observables dans d’autres langues africaines, en postulant que si ces mots n’existaient pas, ils résultent des mutations coloniales et post-coloniales opérées dans les sociétés africaines.
Une des conséquences de cette mutation se traduit dans la formulation du mot « crépu », remplacé parfois par le mot « afro ». Cela illustre nombre de débats linguistiques (ré) apparus dans le sillage du Mouvement Nappy. Si le premier mot traduit une vision de l’Africain par le Colonisateur et que le second, évoque une Afrodescendance, c’est-à-dire les diasporas noires historiques du fait de l’esclavage et plus récentes issues des migrations vers l’Occident, les notions de « beau » et « mauvais » cheveu émergent sous ces deux prismes. De plus, l’utilisation africaine du mot noir américain « Nappy » (la fusion des mots Natural and Happy) indique la continuité d’une modernité esthétique à l’opposé des matrimoines capillaires subsahariennes favorables à une beauté s’inspirant des cultures d’époque.
En conclusion, vers quelle forme d’entrepreneuriat cosmétique tendre ?
Puisque le photographe nigérian Ojeikere a montré qu’à mesure que l’Afrique se modernise, les femmes vont adopter d’autres valeurs cosmétiques-esthétiques conformes à cette modernité coloniale, plusieurs configurations doivent être prises en compte pour tendre vers un entrepreneuriat cosmétique bénéfique aux différents acteur.trice.s du secteur cosmétique continental. Cela inclut de repenser le mode de production, de transformation et de commercialisation. L’exemple plutôt prometteur indique la volonté des entrepreneurs de produire directement à partir du continent et d’assurer l’acheminement et la commercialisation de leurs produits. Tout ceci en nouant des partenariats dans les pays où ils souhaitent commercialiser leurs produits ou implanter leurs entreprises. Ce modèle n’étant pas généralisé, on assiste à la persistance d’une logique selon laquelle les entreprises cosmétiques étrangères s’implantent ou d’autres apparaissent, en proposant des produits importés.
Il ne s’agit pas de brider les envies cosmétiques-esthétiques personnelles mais de comprendre la source de tel ou tel besoin et de sensibiliser sur la nécessité d’une industrialisation plus éthique et responsable. Il est utile que certaines entreprises cessent d’instrumentaliser les valeurs du commerce cosmétique équitable car ces normes ont toujours existé sur le continent. La preuve en est que la coiffure joue un rôle social dans de nombreuses sociétés subsahariennes traditionnelles (Ashton 2013). Tel que l’avait identifié le photographe nigérian J.D. Okhai Ojeikere, qui a pensé « que les coiffures allaient disparaître pour toujours et que la photographie serait le meilleur moyen pour fixer les choses », au gré des fluctuations de la mode.