Cette note est une réflexion sociologique. Elle fait suite à une polémique, suscitée par une énième entreprise qui a décidé de proposer ses produits cosmétiques à une clientèle métisse à caucasienne, au détriment de sa cible initiale : les femmes noires et métissées essentiellement basées en Occident. Sortir du marché de niche est une stratégie récurrente que d’autres entreprises basées sur des cultures cosmétiques-esthétiques afrodescendantes ont déjà adoptée. D’une part, ce changement amène certaines modifications sur la composition des produits et donc, affecte le choix des ingrédients. D’autre part, il impacte les modes de commercialisation. L’objectif de notre note est d’identifier les marges de manœuvre de ces types d’entreprises, à l’heure où d’autres marques exogènes aux communautés noires courtisent également les femmes noires. Dans un premier temps, il s’agira de réaliser une genèse cartographiée du Mouvement Nappy. Puis, nous viendrons analyser les logiques à l’œuvre dans ce phénomène capillaire et enfin, des propositions seront émises, en guise de conclusion.
Des actions féminines individuelles vers un Mouvement Nappy d’ensemble
En proie à des discriminations ou par manque de professionnels ou de produits adéquats, nombre de femmes noires et métissées, dont les cheveux sont identifiés par l’acronyme 4 A, B ou C, ont été, à l’origine de l’implémentation et de la pérennité du Mouvement Nappy. En 2000, sa première apparition débute avec les femmes noires américaines, laquelle sera suivie, une décennie ultérieure, par une éclosion « afropéenne ». Tel que décrit dans le roman « Afropea, une utopie post-occidentale et post-raciste » (2020) de Léonora Miano « une personne « afropéenne » est « d’ascendance subsaharienne, née ou élevée en Europe ». Elle précise que ce sont « des individus présentant ce profil qui ont promu cette ethnicité, l’ont revendiqué et ont tenté de l’incarner » (p.10). Dans l’univers du Mouvement Nappy, ce sont des femmes afropéennes (noires et européennes), qui ont également entrepris le même processus de changement de modification cosmétique-esthétique. Plus récemment, la survenue du Mouvement Nappy sur le continent s’est produite par le fait que des femmes africaines ont elles-mêmes fait le choix des cheveux naturels. En conséquence, des entreprises ont émergé pour répondre à ces nouveaux besoins. Bien que très tôt, ce phénomène capillaire s’est, au fur et à mesure, fracturé sans que les parties prenantes, en prennent la mesure. Il semble que le modèle noir américain du Mouvement nappy, soit le plus propagé dans les autres communautés noires. Par exemple, pléthore de mots et de techniques anglais sont linguistiquement détournés pour être utilisés en français : twist/braid out, bantu knots, box braids, texturisme, nappy etc.
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Mouvement Nappy : une dépendance entre les entreprises et les influenceurs gage de succès commercial ?
Je postule que c’est l’aboutissement des initiatives féminines et personnelles qui a propulsé, médiatiquement et commercialement, le Mouvement Nappy. J’identifie celui-ci, comme la troisième vague, d’émancipation cosmétique-esthétique, en écho aux mouvements Harlem Renaissance, un renouveau culturel afro-américain apparu vers les années 1920 et Black Is Beautiful, datant des années 1960, une variante culturelle du Mouvement afro-américain pour les Droits Civiques. Le point commun entre les trois est que la plupart des entrepreneures et pionnières ont démarré leurs entreprises dans leurs cuisines. En résolvant leurs propres problèmes capillaires, elles ont peu à peu gagné en expertise, grâce à laquelle, elles ont bâti les premiers jalons de leurs compagnies.
Ces trois étapes démontrent donc une bataille historique, au sein même de l’industrie cosmétique mondialisée où, le monopole du cheveu lisse est régulièrement ébranlé par l’émergence d’un entrepreneuriat cosmétique-esthétique féminin noir américain, afropéen et subsaharien, à la faveur du cheveu « crépu ». Même si pour certaines entreprises et consommatrices, la texture « crépue » incarne tous les maux, le mérite du Mouvement Nappy est de proposer d’autres alternatives socio-économiques et d’autres voies. Parmi elles, la plus marquante étant l’affût des influenceurs et de plateformes influentes tels que les médias, à l’exemple de Setalmaa pour l’Afrique francophone Subsaharienne, Essence Magazine pour les Etats-Unis qui traitent, entre autres, de la question capillaire.
S’ajoutent les réseaux sociaux, les célébrités issues des industries du divertissement (la musique, le cinéma et la mode) et d’autres anonymes. Jadis, le salon de coiffure, en tant qu’espace et l’artiste capillaire, en tant que personne compétente, constituaient les intermédiaires entre les entreprises cosmétiques et la clientèle. Dans le sillage du Mouvement Nappy, lesdits anonymes, constitués parfois par les consommatrices ont, au fil du temps, construit leurs réputations sur la toile, notamment à l’aide de partenariats rémunérés par les marques. Ou alors, certains artistes capillaires se sont également réinventés, à l’image de l’artiste capillaire noire américaine Felicia Leatherwood. Coiffeuse de stars, elle accompagne des particuliers en associant des marques noires originaires des pays dans lesquels elle intervient.
A Paris, j’ai moi-même assisté à une de ces formations, au cours de laquelle elle utilisait les produits d’une marque française. Mon enquête de terrain à Nairobi a révélé la même logique collaborative avec une marque kenyane. En observant ces partenariats, on peut y voir, une forme d’engagement car d’un côté, Felicia Leatherwood privilégie des marques plutôt éthiques, au niveau de la composition. De l’autre, elle participe au positionnement économique des innovations cosmétiques-esthétiques noires diasporiques et continentales, face à d’autres acteurs exogènes. Là, je pense aux distributeurs/vendeurs asiatiques des produits cosmétiques et cheveux artificiels (communautés coréennes, indiennes, chinoises) et autres marques européennes ou américaines.
Les implications socio-économiques du « maximalisme » et du « minimalisme ».
Le Mouvement Nappy, habité par deux courants, tend plutôt vers une variante maximaliste que minimaliste. Comme l’indique cause les stratégies de production et commercialisation de certaines entreprises, tant afrodescendantes que autres; exogènes auxdites cultures noires. Le maximalisme s’attachant à « l’extériorité », à savoir les effets des produits cosmétiques ou des coiffures réalisées sur les cheveux, est consumériste, et ce, dans une quête féminine de la longueur et de la texture parfaites. Tandis que le minimalisme, une logique holistique préconise « un retour esthétique sur soi ». L’extériorité (les routines de beauté) y est aussi importante que l’intériorité (l’hygiène alimentaire).
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Les volets cosmétiques de ces courants se différencient également parce que le maximalisme propose plutôt des produits finis sous forme de gammes de soins lavants (shampooings/après-shampooings), hydratants (laits/beurres) et embellissant (gels coiffants). Le minimalisme quant à lui préconise une double utilisation pour un seul produit. Par exemple, une huile capillaire sert aussi bien, de soin pré-shampoing que d’hydratant. En fait, la plupart des femmes associent ces deux courants dans leurs routines. Mais, le courant maximaliste a tendance à prendre le pas, si on considère certaines demandes comme en témoignent les enquêtes de terrain. D’abord dans les salons de coiffure, dans les boutiques spécialisées ou lors d’événements dédiés à la cosmétique et l’esthétique, j’entendais souvent ce type de préoccupations :
La première : « comment faire pousser mes cheveux ? ». Or, contrairement à un cheveu de type caucasien, la longueur du cheveu africain, de façon physiologique, n’est pas perceptible. Du fait de son rétrécissement, il est nécessaire de tirer légèrement, de le lisser ponctuellement ou éventuellement, d’observer son volume puisqu’il pousse vers le haut. La seconde était plus une croyance car « certaines femmes pensaient qu’il fallait avoir une certaine texture crépue pour avoir des beaux cheveux ». Par conséquent, les femmes qui pensent être lésées au niveau capillaire vont recourir à des stratégies diverses. La plus récurrente étant « une mise en scène régulière » à l’aide de colorations, de rajouts, comme en témoigne les caractéristiques par le maximalisme. Dans le minimalisme, au contraire, les cheveux sont portés sans artifices avec pour embellissement, des coiffures à même les cheveux.
Bien que les femmes rivalisent de créativité capillaire, il ne faut, néanmoins, pas oublier que le regard de l’entourage notamment le conjoint, la famille et autres pairs voire l’univers professionnel influencent leurs choix. Conséquemment à ces « regards sociaux », les femmes se jugeant sévèrement, développent des tendances maximalistes, en termes de consommation. Des pratiques entretenues par des entreprises, dont le mode de fonctionnement s’inspire du modèle noir américain, initié par les pionnières de l’industrie cosmétique, concomitamment au mouvement Harlem Renaissance : Annie Malone et Madam C.J.Walker. Compte tenu de cet historique, les consommatrices sont perçues de manière uniforme, appartenant à un socle commun, alors que parmi elles, on compte des femmes noires des Amériques (Amérique du Nord et du Sud), de l’Europe et de l’Afrique. Le minimalisme, préconise, en revanche, une meilleure connaissance de ces patrimoines culturels et une diffusion régulière auprès des adeptes du Mouvement Nappy. A mon sens, ce courant tient compte des cultures cosmétique-esthétiques féminines différentes en dépit d’une ascendance africaine commune. D’autant que même en Afrique, il y a tellement de disparités culturelles, que les observer d’un continent à un autre est nécessaire. C’est pourquoi, la raison d’être du Mouvement Nappy n’est pas qu’entrepreneuriale.
Conclusion : La nécessité de repenser le positionnement des entreprises afrodescendantes
Le Mouvement Nappy est un phénomène mondialisé, de par sa propagation dans les communautés noires diasporiques et continentales et une homogénéisation de valeurs. Par exemple, sous la bannière du mot « afro » on peut entendre dire : le cheveu afro, les femmes afro, les coiffures afro, l’entrepreneuriat cosmétique afro, etc. Et ce, en dépit des différences déjà apparentes entre les foyers d’apparition, dès les prémices de ce phénomène capillaire. Certes, il est vrai que les deux phases d’apparition du Mouvement Nappy, tant virtuelles que matérielles, renseignent sur les choix féminins d’opter pour les cheveux naturels et d’arrêter les pratiques cosmétique-esthétiques inadaptées. Dans cette mouvance, tout en saluant les collaborations entre les parties prenantes dans ces différents foyers, il est important que toutes les territoires de manifestation dudit Mouvement, puissent bénéficier des retombées socio-économiques de ce phénomène capillaire. Prenant l’exemple de l’Afrique qui représente à la fois le marché par une clientèle, de plus en plus embourgeoisée et la première étape du processus de production, au vu des matières premières et ressources humaines cosmétiques, les entreprises devraient être plus réceptives aux réalités de leurs contextes d’émergence, tels que le climat, les lois socio-esthétiques différentes entre l’Europe et l’Afrique, le pouvoir d’achat, la disponibilité des matières premières, etc. De la même manière, les clientes devraient plus s’écouter. Cela créerait plus d’autonomie, de part et d’autre tout en créant des opportunités économiques.