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Léna Gnininvi, la vision 360° d’une experte de l’ombre du marché cosmétique

Elle s’appelle Léna Gnininvi. Elle est née et a grandi au Togo, pays qu’elle a quitté en 2005 pour poursuivre ses études supérieures en école de commerce à Paris. En 2014, Lena rentre en Afrique, en Côte d’Ivoire. Elle vit à Abidjan depuis 10 ans et évolue dans l’industrie cosmétique depuis 15 ans. Je suis allée à la rencontre de cette experte du domaine de la beauté et des cosmétiques en Afrique qui parle peu  mais qui impacte dans ce secteur, au quotidien. Allez, je vous embarque dans mon échange passionnant avec Léna Gnininvi.

Portrait d’une experte de la beauté de l’ombre et serial entrepreneur

 

Depuis 15 ans, Léna a travaillé dans des fonctions Achat pour commencer, au sein de marques de maquillages. Puis, la jeune femme a rejoint le groupe LVHM avant d’être débauchée par le groupe Jumia en 2014. Cette diversité des postes occupés dans cette industrie lui a permis d’avoir une vision 360 degrés du domaine de la beauté en Afrique. 

 

Par ailleurs, la jeune femme a également une très forte fibre entrepreneuriale. En effet,,  pendant ses études en France, elle avait lancé une beauty box dédiée aux femmes à la peau noire et métissée. Nous étions en 2012. Elle vivait à Paris et cette beauty box s’appelait Nana’s secret. Elle permettait aux femmes afro descendantes de découvrir chaque mois, des assortiments de produits de beauté adaptés à leurs besoins. 

 

Toujours avec son background d’entrepreneure, Léna Gnininvi avait également organisé plusieurs éditions de Black Beauty Fair, un salon consacré au domaine de la cosmétique à Abidjan. Elle avait tenu deux éditions en 2015 et en 2016 avant de rejoindre d’autres responsabilités dans le cadre du salariat. Hé oui, Léna fut recrutée en tant que Regional Retail manager pour la prestigieuse marque de parfums : Dior. Son travail couvrait ainsi le réseau de marché local à savoir les parfumeries dans les villes et le travel retail dont tous les réseaux de duty free shop. Et ce, dans la zone Afrique de l’Ouest et centrale. A travers cette fonction, Lena a eu l’opportunité d’opérer à 360 , entre la distribution, le marketing, la formation des équipes. Une telle expérience a permis à la jeune femme de comprendre le marché, le client africain ainsi que son rapport au luxe.

 

Aujourd’hui, Léna occupe la fonction de manager de la zone Afrique de l’Ouest et Afrique Centrale (Area manager) pour un groupe qui s’appelle Ella Afrique. Lorsqu’on parle de distribution cosmétique, cela veut dire que Ella Afrique détient le droit de distribution de la majorité des maisons de cosmétiques de luxe comme L’Oréal, Estée Lauder pour ne citer que ces deux-là. Ainsi, en tant que Area manager, Léna Gnininvi est chargée de la distribution de  ces marques de cosmétiques de luxe via un réseau de parfumerie sélective en Afrique de l’Ouest et Centrale. Elle est aussi responsable du marketing, de la formation des équipes et bien entendu du reporting aux marques pour leur permettre de mieux connaître jour après jour le marché qu’elle couvre.

 

Mais, quel serait le parcours de Léna sans sa fibre entrepreneuriale très forte ? Quand Léna identifie un besoin qui la titille fort, elle ne lâche pas tant qu’elle n’a pas mis sur place une solution qui y répond. Lorsqu’elle vivait et travaillait dans un contexte français, c’était un aspect de sa personnalité qui lui causait beaucoup de problèmes parce que ses employeurs n’étaient pas à l’aise avec une personne qui soit si créative et libre pour créer des entreprises “from scratch”.

 

Paradoxalement, ce sont les projets entrepreneuriaux de Léna Gnininvi qui lui ont servi de tremplin dans sa carrière. En effet, son projet de beauty box Nana’s Secret est le produit qui a attiré l’attention du groupe Jumia qui ne recrutait à l’époque, que des managers ayant une première expérience entrepreneuriale. Puis en 2018, elle obtient ce poste de retail manager chez  Parfums Christian Dior grâce à l’organisation du salon Black Beauty Fair mentionné ci-dessus. En effet, les équipes du parfum Christian Dior avaient vu des articles de presse sur le salon. Elle a par la suite reçu cette offre d’emploi sur la table. 

 

Depuis, l’experte du secteur de la beauté en Afrique apprend à accepter cette dualité. Elle est consciente que l’on peut faire une pause pour créer un beau projet, le laisser vivre et ensuite intégrer un autre contexte d’entreprise plus structuré et plus mature.

Maintenant que vous avez découvert le richissime parcours de Léna, allons à la découverte de ce qu’elle a à nous dire sur le marché de la beauté en Afrique et sur ses retours d’expérience par rapport à ses différentes fonctions. 

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Les cosmétiques de luxe en Afrique : le point de vue de Léna

 

Aminata : Cela fait 15 ans que vous exercez dans le domaine de la beauté et des cosmétiques en Afrique, quels sont les principaux éléments que vous avez appris et observés dans cette industrie ? 

Léna Gnininvi : L’univers de la beauté en Europe et dans le monde plus globalement est aujourd’hui passé à un tout autre niveau en termes de maturité et même d’innovation scientifique et technologique. Sur l’Afrique, il faut avoir le courage de reconnaître que le marché est encore complètement balbutiant. Par exemple, si l’on veut analyser l’offre de produits, notons qu’en Europe, beauté rime avec innovation. Il n’y a qu’à voir les efforts que les marques font en matière de tech pour proposer des produits avec des ingrédients toujours plus pointus, plus “healthy” (sains) et avec des mécaniques commerciales complètement inspirées des révolutions digitales en cours. Alors qu’en Afrique, nous sommes toujours sur des process traditionnels, avec des offres produits très basiques. Cela semble suffire. Je pense donc que malgré toute la “hype” qu’il y a autour du marché de la beauté en Afrique francophone, il faut reconnaître que le marché est large, le besoin l’est aussi mais c’est balbutiant. Il y a encore beaucoup d’efforts à faire et beaucoup d’apprentissage à acquérir.

 

Aminata : Quels sont les éléments clés que tu as appris sur les marques de luxe et leur présence en Afrique ?

Léna :  Leur attention aux détails. Rien n’est laissé au hasard. Les points de vente sont scrutés, analysés, évalués détail par détail. La présentation d’un produit passe également au crible. Les campagnes publicitaires, les photos, les textes qui accompagnent chaque communication, tous ces points sont scrupuleusement scrutés. Bien que travaillant avec des marques de parfums, c’est plus mon attention aux détails qui s’est aiguisée au fil du temps au lieu du sens de l’odorat. Si j’observe le post d’une influenceuse par exemple, j’y verrai  des détails ou des défauts que d’autres personnes ne verraient pas du tout. C’est vraiment cette rigueur et cette aptitude à être méticuleux que j’ai appris auprès de ces marques et cela m’a permis de comprendre comment elles deviennent des marques intemporelles, qui fascinent les consommateurs de génération en génération.

Il peut découler de cette attention au détail  une certaine rigidité puisque ces marques dupliquent sur toute la planète, les mêmes processus, les mêmes codes et les mêmes restrictions. Cela peut donc paraître rigide mais j’ai compris que c’est aussi un secret de longévité. L’obsession du détail, le désir permanent de se dépasser et d’aller puiser dans la nature et la science pour proposer à la clientèle des produits toujours plus innovants. 

 

Aminata : Qu’en est-il des rapports de ces grandes marques de luxe avec l’Afrique ?

Léna : Long débat. Tout à l’heure, je parlais de rigidité dans le sens où l’approche marketing qui est appliquée en France, au Brésil ou à Dubaï est la même que celle appliquée sur le continent africain. Plusieurs personnes se sont déjà offusquées par le passé en découvrant des campagnes de marque de maquillage de luxe qui présentent encore des égéries caucasiennes sur le marché africain. Cela montre cette notion de rigidité dont je parle. C’est un peu un jeu de je t’aime moi non plus,  où on veut capter et fidéliser la clientèle africaine sans pour autant épouser ses codes de communication.

Il y a six ans, quand j’ai rejoint cette industrie du luxe, il n’y avait même pas la possibilité de discuter d’une approche locale. Mais aujourd’hui, je suis émerveillée de voir ces approches s’adoucir. On voit de plus en plus d’égéries à la peau noire dans des campagnes. Par exemple, Lancôme s’est récemment associée avec Aya Nakamura et Ralph Lauren qui a signé avec le chanteur nigérian Ckay. Je vois là une tendance qui se dessine et c’est bien la preuve que le marché a prouvé son potentiel et que les marques comprennent de plus en plus l’urgence de collaborer avec des égéries africaines et de mettre en place des codes de communication auxquels le client africain peut se référer. 

J’entends déjà qu’on me rétorque que ces collaborations sont très récentes mais j’ai envie de dire que dans la vie, il faut apprécier les petits commencements! Rires!

 

Aminata : Qu’en est-il du taux de présence de ces marques de luxe en Afrique ?

Léna : C’est l’autre long débat sur Internet … Souvent, sur les réseaux sociaux, je vois des commentaires de consommateurs qui s’offusquent et qui disent «qu’il y a telle marque qu’on ne trouve toujours pas en Côte d’Ivoire ou au Sénégal ». Ils sont obligés de s’approvisionner lors de leurs déplacements en Occident. Mais en fait, il faut que le consommateur comprenne que c’est un jeu de réciprocité. Plus la demande est forte, plus les marques se sentiront en confiance pour  venir s’implanter sur le continent. Parce qu’une implantation pour une marque,nécessite des investissements importants Il faut donc quand même que la marque soit certaine d’avoir en face, des millions de personnes qui vont consommer de façon répétitive. Et aujourd’hui malheureusement, nous n’en sommes pas encore là. 

 

Donc, il faudrait que les consommateurs comprennent aussi la part qu’ils ont à jouer dans ce processus en s’informant toujours plus sur les produits et en manifestant leurs besoins d’une façon plus palpable. Si par exemple une marque qu’on désire fortement reçoit sur son Instagram des milliers de messages disant « on est de Côte d’Ivoire ou on est basé au Sénégal, nous voulons vraiment avoir ce produit..», là, la démarche se fera naturellement.

 

 

Aminata : Mais est-ce intuitif pour un consommateur de faire ce genre de demandes sur un réseau social ? Ce n’est pas plutôt le rôle des distributeurs présents en Afrique, de faire la démarche de faire venir ces marques en Afrique ?

Léna Gnininvi : Ce que je veux vraiment souligner c’est que nous connaissons tous la loi de l’offre et de la demande et il faut clairement que le consommateur (qui fait la demande) comprenne sa part à apporter. Je suis d’accord avec le fait qu’un consommateur “lambda” n’aura pas le réflexe d’aller réclamer un produit sur Instagram. Ce n’est le cas d’ailleurs dans aucune partie du monde. Mais aujourd’hui, nous avons par exemple des acteurs intermédiaires, qui n’ont même pas l’air de comprendre leur impact. Ces acteurs intermédiaires, ce sont les influenceurs.

Une influenceuse beauté dans la sous-région Afrique subsaharienne francophone, elle ne doit pas juste être la jolie fille ou la grande make up artist qui fait beaucoup de stories en présentant ses produits ou ses techniques de maquillage. Souvent, quand j’interagis avec ces influenceuses beauté, je leur reproche de ne pas comprendre leur réelle influence. En effet, le jour où ces groupes de Luxe recevront un message d’un grand syndicat de make up artists à Dakar ou Abidjan qui leur dira : “on en a assez” ou “vous avez loupé telle gamme” ou “toutes  nos clientes aiment beaucoup ce produit  mais il n’est disponible qu’à New York”….  Le jour où un syndicat de coiffeuses à Abidjan ou Douala  va écrire à une grande entreprise d’accessoires de coiffures en disant: “il y a ce nouveau lisseur dont tout le monde parle mais nous ne pouvons pas attendre de voyager en Turquie pour l’acheter”. Et bien, quelque chose va se passer ce jour-là. Parce que même le distributeur que vous évoquez doit réaliser un investissement de millions d’euros et ne peut se mettre en mouvement que lorsqu’il est sûr que la demande locale est disponible et sera répétitive.

Pire encore, il faut savoir que le distributeur de cosmétiques en général, il a la tête dans le guidon. Il a un catalogue de centaines de références à gérer, une équipe de conseillers de ventes à manager. Il doit gérer son marketing, ses finances. Parfois, il ne perçoit même pas les tendances du marché car absorbé par la gestion du quotidien. Donc, les personnes qui vont pouvoir révéler les tendances, ce sont les influenceuses qui peuvent être des make-up artists, des prescriptrices de produits et autres. Elles sont en mesure de dire que de plus en plus de femmes leur demandent des fonds de teint qui font un effet nude parce que les gens ne veulent plus qu’on sente qu’elles sont maquillées. 

 

Pousser les marques locales à leur plein potentiel : la méthode Léna Gnininvi

Aminata : quel est votre regard sur les marques locales, made in Africa?

Léna Gnininvi : Celles avec qui j’ai la chance d’interagir s’adressent toujours à moi comme si nous étions en compétition. Le discours va être le suivant : “ Nous voulons promouvoir le made in Africa et toi Lena, tu accompagnes des marques occidentales”. Je trouve cela dommage mais je pense surtout que beaucoup de Beautypreneurs ne maîtrisent pas le marché local ou leur cible dans le détail. En effet, il y a un savoir-faire, des matières premières propres à nos régions et donc beaucoup de place à se faire. La restauration d’une peau qui a été dépigmentée ou encore l’alopécie de traction sont, par exemple, des sujets très spécifiques au continent Africain. Nos marques locales sont plus à même d’y apporter une solution, en puisant dans nos matières premières locales et notre savoir-faire traditionnel. Donc je pense que  les marques made in Africa prospéreront réellement quand elles  produiront des gammes qui répondront vraiment aux  « besoins » de la clientèle pas qu’à leurs envies.

 

Par ailleurs, je vais vraiment insister sur la différence entre le besoin et l’envie. Se parfumer c’est une envie. Soigner de l’acné, du dartre ou une alopécie relève du besoin. Je trouve dommage cette prolifération de marques qui comblent les mêmes envies. Chaque fois que je rencontre une marque qui me présente une gamme avec des produits à base de karité destinés à l’hydratation, je leur dis : “ mais encore ?!”.  

L’autre point que j’ai noté, c’est qu’elles veulent toutes être distribuées en pharmacie. Aujourd’hui, dans nos pharmacies en Afrique francophone, il n’y a plus de places sur les étagères. Et en parlant de distribution en pharmacie, je remarque aussi que toutes ces marques se concentrent sur la fabrication du produit et si peu sur le marketing. Car oui, les produits qui sont sur les étagères, ont besoin d’être poussés par des conseillères de vente dédiées à la marque.. Une marque qui est inconnue ne peut pas être en libre-service dans une pharmacie. Donc, je pense qu’il y a vraiment un besoin d’apprentissage et ça revient sur le premier point que j’ai observé chez les marques de luxe : l’obsession pour les détails et la soif d’amélioration continue. Il faut accepter d’apprendre et je ne parle pas seulement d’apprentissage sur la formulation de produits mais aussi de mécanismes de marketing propres à l’industrie.

 

Aminata : Maintenant que vous faites ce constat, quelles seraient les solutions ?

Léna Gnininvi : Je ne pense pas que ce soit un travail qui relève des entrepreneurs. Je pense que ce sont les ministères de tutelle qui doivent enfin prendre cette industrie des cosmétiques au sérieux dans nos pays.

 

Aminata : Donnez-nous un exemple. Qu’est-ce que les ministères de tutelle devraient concrètement faire ?

Léna Gnininvi : A mon humble avis,  il faut qu’ils favorisent la création de programmes de formation à 360 degrés. Au Sénégal par exemple, il y a une filière dédiée à la formulation cosmétique. Ici en Côte d’Ivoire, nous n’en avons pas. Du moins, pas à ma connaissance. De manière générale donc, tout ce qui tourne autour de l’ethno-botanique, de la formulation cosmétique, de la recherche en termes de packaging etc, c’est complètement ignoré. Je rappelle que souvent, les femmes qui ont des marques s’y sont mises par passion et ont dû voyager en occident pour se former et acquérir des notions qui ne sont pas si pertinentes que ça pour l’écosystème local et africain. Donc, il y a tout un système éducatif à construire à l’instar d’autres régions du monde (France par exemple) où  il y a un nombre incalculable d’écoles spécialisées pour chaque sous métier de l’industrie de la beauté. 

Malheureusement aujourd’hui, lorsqu’il y a des occasions de dialogue entre les acteurs des cosmétiques et leur gouvernement, seule la question de l’accès au financement et au marché est abordée. Nous continuons ainsi à minimiser le besoin de se former de façon spécifique, pointue et obsessionnelle. En effet, les subventions et les programmes incitant les femmes à entreprendre ne suffisent pas. Il faut à mon avis que nos gouvernements créent des filières éducatives consistantes et sérieuses. Ensuite, on pourra discuter d’éventuels aménagements fiscaux, ne serait-ce que pour permettre d’échanger des matières premières du Togo vers la Côte d’Ivoire. Ou de nous permettre de mieux écouler les produits finis d’une capitale africaine à une autre.

 

Aminata : Y a-t-il d’autres points que vous souhaitez ajouter sur les marques locales, africaines ?

Léna Gnininvi : Je voudrais aussi parler du fait que 95% de l’offre made in Africa est adressée aux femmes. Et de toutes mes expériences, le segment homme a toujours fait au moins 60% des ventes versus 40% pour la femme. Et ce, dans tous les segments. Même sur Jumia, nous vendions des soins du corps, soins de cheveux et autres aux hommes. Sachant que dans nos régions, les hommes achètent pour eux et ils achètent pour toute la famille. Donc en marketant une crème pour corps pour une femme, on peut l’organiser de façon à ce qu’elle s’adresse aussi à un public masculin. En parfumerie, ce sont toujours les hommes qui achètent pour eux mais aussi pour leurs mamans et pour leurs épouses. Je trouve donc dommage qu’à chaque fois qu’on parle de cosmétiques, dans la compréhension générale, on parle toujours d’un business féminin alors que les hommes sont les plus grands pourvoyeurs de fonds sur ce segment.

Aminata: Comment voyez-vous le futur du marché de la beauté en Afrique Francophone Subsaharienne?

Léna Gnininvi : Je pense que l’Afrique subsaharienne francophone est dans sa vraie phase de boom. Il y a dix ans, on avait déjà ce discours (autour du boom). C’était en titre de tous les articles de presse spécialisés (l’Afrique subsaharienne est le nouvel eldorado…) et on a vu une avalanche de marques internationales venir s’implanter en Afrique en grande pompe et ensuite fermer en toute discrétion au bout de 3 ans. 

Le vrai boom est en train de se mettre en place maintenant. De mon côté, je ne le vois pas vraiment en termes de nombre d’implantations de grandes marques mais plutôt en termes d’augmentation des investissements que les marques déjà présentes en Afrique font sur place. Je le vois aussi sur la taille grandissante de leurs équipes managériales basées sur le continent et même l’évolution des chiffres de ventes que je ne peux malheureusement pas  communiquer mais ce sont des chiffres réellement impressionnants. 

 

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Afrique : le boom du marché des cosmétiques commence ici et maintenant

Aminata : pouvez-vous détailler ce que vous entendez par “investissement” de ces grandes marques en Afrique ?

Léna Gnininvi : Je reviens sur mon segment de parfumerie de luxe : à chaque fois que j’explique à quelqu’un que je travaille pour des marques de luxe, l’on me rétorque souvent : « Mais on ne voit pas vos campagnes de publicité ». Il faut comprendre que dans le segment de la cosmétique de luxe, les actions marketing les plus fortes se font à l’attention des conseillères de vente. Si la conseillère de vente est amoureuse d’une marque, les ventes suivront naturellement. Donc quand je parle d’investissement des marques, je parle de ce qui est fait à l’attention des publics de conseillères de parfumerie. Je parle du nombre de séminaires de formation de qualité, du nombre de challenges commerciaux organisés à leur endroit.

Il y a aussi plusieurs autres formes d’investissements dont le client final ne se rend pas forcément compte. Quand on rentre dans une parfumerie par exemple, il y a ce qu’on appelle de la personnalisation. Les marques sont présentées sur des étagères. Et vous vous rendrez compte que certaines étagères ont entièrement la couleur de la marque. C’est ce qu’on appelle de la personnalisation. Il s’agit d’une mécanique par laquelle une marque va financer entièrement le mobilier de merchandising sur lequel son produit sera présenté. Il y a 10 ans, les marques de luxe ne sortaient pas leur chéquier pour faire de la personnalisation dans des points de vente en Afrique. Aujourd’hui, elles le font de plus en plus. C’est donc à travers ces différents éléments que je déduis un accroissement de l’intérêt porté par ces grandes marques dans la zone d’Afrique que je couvre. 

Cependant, je tiens à rappeler que nos pays présentent une instabilité politique effrayante. Si nous considérons la quinzaine de pays en Afrique subsaharienne francophone, il y en a à peine six  avec lesquels on peut se projeter dans les 3,4 prochaines années. Donc, c’est la partie qui met l’attractivité de cette partie de l’Afrique en position de risque d’autant plus qu’il y a aussi un fort sentiment anti-français associé à la plupart des crises politiques. Ainsi, s’il arrive demain que la France décrète un embargo à l’encontre de ces pays africains, toutes ces marques de luxe à majorité françaises devront suspendre leur approvisionnement vers ces pays. C’est à la fois un risque dans notre métier mais aussi un avantage pour les marques made in Africa. Elles produisent sur place et peuvent toujours arroser leur marché local. En résumé, il y a un gros boom, de l’expansion en cours mais une certaine fragilité du fait de l’instabilité politique.

 

Aminata : Et comment expliquer ce boom au point qu’elles renforcent leur investissement ?

Léna Gnininvi : Ce boom est principalement lié à la croissance de la classe moyenne qui a un pouvoir d’achat encore plus accru et aussi à l’influence de cette classe qu’on appelle les “repats” (ils ont vécu en Occident et sont désormais rentrés en Afrique). Ces derniers ont gardé certaines habitudes de consommation et veulent avoir sur place en Afrique, des produits et des gammes de marques internationales qui n’étaient pas disponibles localement avant. 

 

Il y a aussi ce qu’on appelle l’augmentation des achats de produits de grandes marques dans les travel retail ( toute la distribution qui se fait à travers les duty free shop). En effet, les marques analysent leurs ventes par nationalité ou par pays de destination des clients. Si vous vous rappelez, quand vous faites un achat en duty free shop, vous présentez votre carte d’embarquement. Donc, chaque marque peut voir le pourcentage de clients à destination d’Abidjan qui achètent au duty free shop de Charles de Gaulle. C’est comme ça que la marque se rend compte qu’il y a un potentiel sur le marché ivoirien par exemple. Et d’ailleurs, parmi ces repats là, on en a beaucoup qui achètent dans les duty free shop internationaux.

 

Tout cela est le signal d’une demande en croissance sur le marché africain. Ça a encouragé les grandes  marques à accroître leur offre et à se rapprocher encore plus de la cible africaine. Donc pour résumer sur cette question, je dirai croissance de la classe moyenne, retour en Afrique d’une diaspora avide de consommation et puis je pense aussi qu’il y a un effort constant des distributeurs locaux qui se dépassent, qui osent investir. 

 

Nous avons des réseaux de distribution d’une belle qualité qui s’améliorent constamment et c’est à saluer également comme Zino qui aujourd’hui, n’a rien à envier à des chaînes retail en Afrique du Sud, ou même de certaines villes européennes. 

Aminata : Est-ce que vous pensez que nous avons assez de réseaux de parfumeries sélectives en Afrique capables de distribuer de grandes marques ?

Léna Gnininvi : Honnêtement je pense que oui et je salue même la maturité croissante des propriétaires de parfumeries sélectives. Les emplacements sont, chaque année, de plus en qualitatifs. Le profil des équipes, leur niveau de formation ainsi que le service en boutique s’améliorent constamment. La qualité de leur communication s’améliore aussi. Il y a six ans par exemple, lorsque je suis rentrée dans cette industrie, la majorité de ces “retailers” (détaillants) n’avaient pas de présence sur les réseaux sociaux, ni même d’équipe dédiée à la communication digitale. 

Aujourd’hui, je vois des directions digitales naître dans ces entreprises-là. Je les vois créer leurs propres collaborations avec des influenceurs locaux ou tisser des liens forts avec leurs clients. Il y a six ans en arrière aussi, peu de parfumeries avaient des bases de données de leurs clients qui leur auraient permis de connaître la date d’anniversaire d’un client pour lui envoyer un bon d’achat ou autres …. Aujourd’hui, je vois ces mécanismes se construire, évoluer et c’est quelque chose que j’applaudis et que je respecte énormément. Il y a également des chaînes internationales comme Beauty success qui s’implantent dans nos pays et qui apprennent à s’adapter aux cultures locales. Cette adaptation aux contextes locaux est aussi à saluer.

 

Aminata : Nous avons beaucoup parlé de parfumerie, qu’en est-il du segment maquillage en Afrique francophone subsaharienne dans tout cela ?

Léna Gnininvi : Vous n’allez pas aimer ma réponse. (Rires). 

Ce que j’observe en Afrique de l’ouest et en Afrique centrale, c’est que le marché du maquillage est encore trop balbutiant. Il suffit de nous observer vous et moi Aminata et nos amis proches : dès que nous avons trouvé un fond de teint qui nous correspond en plus de de notre mascara noir, d’un crayon noir et quelques rouges à lèvres de différentes couleurs, nous en avons fini avec les produits de maquillage. De plus, nous savons qu’un fond de teint dure entre 6 mois à 8 mois donc nous n’avons aucun besoin de renouveler l’acte d’achat entre-temps. Or une marque de maquillage peut avoir plus de 20 références car en dehors du fond de teint, il y a le blush, le highlighter, des fards à paupières, etc.

Je n’ai jamais vu une catégorie aussi déprimante que les fards à paupières sur notre zone. C’est le produit le moins vendu chez nous. Dans la rue, combien de femmes voyons-nous avec du fard à paupières ? Et pourtant, beaucoup de personnes sur les réseaux sociaux se plaignent en disant : « Pourquoi telle marque n’est pas présente dans nos pays ?» Mais à quoi cela servira à une marque de maquillage de s’implanter dans nos marchés, si la demande n’absorbera qu’une infime partie de leur assortiment ? En vrai, le segment maquillage en Afrique francophone est le segment le plus controversé à mes yeux, parce qu’il suscite beaucoup de passions mais dans les faits sur le terrain, les ventes sont minimales. 

 

Il  y a une autre dimension dont on ne parle pas beaucoup, c’est que lorsqu’une femme a besoin d’un maquillage élaboré, elle va voir un.e make-up artist. C’est comme le segment des vernis à ongles, il y a très peu de femmes dans nos pays qui vont appliquer seules, du vernis à ongles. Pourquoi ? Parce que nous allons toutes en institut de beauté pour faire notre pédicure-manucure. Donc, est-ce encore pertinent de vendre du vernis en libre service, sachant que nous n’en achetons pas?  Combien d’entre nous avons du vernis chez nous ? Très peu voir plus personne de nos jours. Hé bien, c’est pareil sur le maquillage. Les make-up artists (maquilleurs professionnels) sont donc obligés d’avoir une offre large et variée de produits de maquillage pour la clientèle africaine. La femme “lambda” ne va plus acheter la super palette de maquillage Juva Beauty. Ou alors, elle l’achète sur un coup de tête et ça s’empoussière dans sa salle de bain. Elle ne renouvellera pas l’acte d’achat. 

 

Aminata : Et les make up artists ne constituent pas un marché suffisant pour faire venir les marques internationales ?

Léna Gnininvi : On tombe encore dans un autre débat sur ce sujet parce que les make up artist ont besoin d’avoir toutes les teintes possibles et tous les produits de maquillage possibles mais elles ne les trouvent pas tous en Afrique. Donc, elles achètent leur arsenal de maquillage lorsqu’elles se déplacent en Occident et leur communauté n’est pas assez grosse en termes de nombre pour justifier qu’un distributeur référence des milliers de références juste pour elles.

 

Aminata : Mais en fait, vous dîtes que les Make-up artists doivent prendre conscience de leur influence ou de leur pouvoir pour faire venir les grandes marques en Afrique et en même temps, vous indiquez que leurs communautés ne sont pas assez importantes en nombre pour faire venir ces marques. Pouvez-vous éclaircir ce point svp?

Léna Gnininvi :  Oui, c’est un peu le serpent qui se mord la queue pour le moment mais en réalité,  je pense que malgré la taille non encore suffisante de leur marché, ils doivent quand même faire ce travail de pousser les marques internationales ou les distributeurs à être présents sur le marché africain, quitte à amener les marques à proposer un assortiment de produits optimal pour une cible B2B.

 

Aminata : Souhaiteriez-vous parler d’un sujet que nous n’avons pas abordé ?

Léna Gnininvi : J’ai envie de parler de la culture du produit cosmétique en Afrique francophone subsaharienne. En occident, on connaît tous ces applications mobiles qui permettent aux consommateurs d’avoir des informations clés sur les produits qu’ils consomment. Aujourd’hui, lorsque vous rentrez chez Sephora par exemple, le consommateur a la possibilité de scanner tous les produits de son panier afin de vérifier chaque ingrédient de chaque produit avant de passer à la caisse. Je trouve cela extraordinaire parce qu’aujourd’hui en Afrique, lorsqu’on parle par exemple de cancer du sein et d’autres types de cancer, on insiste beaucoup sur la qualité de l’alimentation et personne ne parle vraiment de la cosmétique. Et pourtant, un produit cosmétique avec des ingrédients nocifs peut vous mener à toute forme de cancers et autres maladies d’ailleurs. J’ai donc envie d’inciter les lecteurs de Setalmaa et tous les consommateurs à faire vraiment attention à la composition de leurs produits cosmétiques. Un produit cosmétique, avant de faire joli, c’est une composition chimique. Assurez-vous donc de connaître les ingrédients et les conditions dans lesquelles ils doivent être utilisés. 

 

Dans nos pays, on a cette tradition chez les femmes d’appliquer du citron sous les aisselles et du bicarbonate de sodium sous les aisselles soit disant pour éviter qu’elles ne noircissent. Mais trop peu de femmes connaissent les notions de pH de leur peau. Est-ce que c’est une si bonne idée que ça d’appliquer du bicarbonate sur ma peau ? Qu’est ce qui se passe quand je garde le bicarbonate sous mes aisselles toute la journée et que les rayons de soleil me touchent ? Ce sont de vraies questions à se poser. Donc encore une fois, les cosmétiques ça fait joli, mais ça touche des dimensions vraiment profondes de nos corps. Il y a des questions de cancer, de fertilité et autres. Et toutes ces maladies ne sont pas uniquement liées à ce qu’on mange mais aussi à ce qu’on applique sur soi. Lisez et vérifiez avant de consommer.

Propos recueillis par Aminata THIOR

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